TRAVAUX PRATIQUES
Traduction DIY pas à pas 1/3
Faire sa propre traduction d’un texte permet avant tout de mieux le comprendre d’un point de vue littéraire, c’est un travail à la confluence de la linguistique et de la littérature.
Voici un pas à pas réalisé par mes soins. C’est une traduction commentée où j’explique le sens du texte, vous livre mes réflexions, mes hésitations et enfin le fruit de mes choix. Comme c’est aussi un défi personnel, j’ai choisi un poème en russe très difficile à traduire : "l'Épigramme contre Staline" d'Ossip Mandelstam.
Présentation du poème et traduction finale.
Comment faire ?
Vous trouverez les informations concernant le nécessaire ainsi qu'un aperçu des principes de base d'une traduction ICI.
On se rappellera que c’est un exercice dont l’objectif est de mieux lire et comprendre un texte littéraire, qu’on ne va pas nécessairement publier notre traduction ! La traduction est un métier très exigent, trop souvent sous-estimé, et je ne prétends en aucun cas pouvoir rivaliser avec les grand-e-s traducteur-trice-s. Faire cet exercice permet justement de se rendre compte du travail colossal qu’il y a derrière une (bonne) traduction.
On se souvient aussitôt du montagnard du Kremlin
Мы живем, под собою не чуя страны,
Наши речи за десять шагов не слышны,
Traduction littérale : |
Traduction d’Henri Abril (Circé) |
Nous vivons, en-dessous (de nous) nous ne sentons pas le pays Nos discours à dix pas ne sont pas audibles |
Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays, À dix pas nos paroles se sont évanouies, |
Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard) |
Traduction d’Henri Deluy |
Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays, Et l’on ne parle plus que dans un chuchotis, |
Nous vivons. Le pays sous nos pieds se dérobe. |
Dans cette première phrase, on bute sur une difficulté majeure. L’expression « ne pas sentir la terre au-dessous de nous (sous-entendu sous ses pieds) » signifie en russe qu’on ressent une menace, qu’on se méfie et qu’on cherche à se rendre invisible : à ne plus toucher terre. Mandelstam fait en outre un jeu de mots à partir de l’expression, en remplaçant « terre »(землю, ziémliou) par « pays » (страны, ctrany), ce qui donne une dimension politique à la métaphore = On vit en se méfiant, le pays est devenu une menace. Traduire cette expression mot à mot la rend incompréhensible, ou invite à faire une interprétation erronée, puisque l’expression « ne plus toucher terre » existe en français et signifie tout autre chose (=ne plus ressentir la réalité).
D’ailleurs, le verbe Чуять (Tchouiat’), signifie « sentir » dans le sens de flairer ou de pressentir (avoir un pressentiment). Ici il faut plutôt faire ressortir l’idée que l’on ne connaît pas (ou plus) notre environnement, qu’il faut marcher prudemment. [Il existe par ailleurs l’expression Сквозь землю провалиться (Ckvoz’ ziémliou pravalitsia) « passer à travers la terre », qui signifie disparaître sans laisser de traces.]
Maintenir la virgule après Мы живëм [(My jyviom), nous vivons], pause séparant deux propositions juxtaposées, est un choix que font peu de traducteurs (Henri Deluy est un des rares à le faire). Je la trouve néanmoins essentielle au rythme prosodique de ces premiers vers puisqu’il faut marquer un petit arrêt à l’oral. Pour ce qui est du sens, ce détachement met en relief ces mots simples en apparence (nous vivons), les colorant d’une nuance de doute déterminante (vivons-nous vraiment ?)*.
À cette période on craint les dénonciations des passants, des voisins, et même de ses propres enfants. Ce qui explique qu’on parle très doucement, pour que nos propos ne soient pas entendus à dix pas. Pour ce deuxième vers, j’opte pour une traduction littérale mais remue légèrement l’ordre des groupes syntaxiques de la phrase.
* Faites le test : dans Google, tapez les mots « Мы живëм » et laissez le moteur de recherche suggérer la suite. Tout de suite après le vers de Mandelstam, on obtient : « мы живем в матрице », nous vivons dans la Matrice (#Matrix). La nuance de doute est toujours là…
Proposition :
Nous vivons, suspendus, nous méfiant du pays,
À dix pas nul n’entend nos paroles assourdies
А где хватит на полразговорца,
Там припомнят кремлёвского горца.
Traduction littérale : |
Traduction de François Kérel (poésie / Gallimard) |
Et où suffit une moitié de conversation Là ils se rappellent du Kremlin le montagnard |
Si jamais l’on rencontre l’ombre d’un bavard On parle du Kremlin et du fier montagnard |
Traduction de Henri Abril (Circé) |
Traduction d’Henri Deluy |
Et si quelques mots quand même se forment, C’est le montagnard du Kremlin qu’ils nomment. |
Et si quelques mots sont assez pour un bref bavardage, |
Le sens général est que : partout où l’on parle, et quoiqu’on dise, il faut tenir compte de celui qui vient de la montagne et qui vit au Kremlin, une manière indirecte, périphrastique mais complètement évidente, de désigner Staline.
Les полразговорца (Po’lrazgavortsa) « moitiés de propos » ne peuvent pas être traduites par « demi-mot », qui a un sens précis en français, synonyme de sous-entendu, qui laisserait penser qu’il s’agit de critiques non exprimées. Il s’agit plutôt de paroles de peu d’importance, qui ne contiennent justement rien de spécial, des propos anodins ou de « menus propos », avec une nuance péjorative.
Un lien logique fort unit les deux vers du distique. Littéralement : А где (a gdiè) et là où il n’y a même pas la moitié d’une conversation… Там (Tam) là ils se souviennent...
припомнят (pripomniat) : « Ils se rappellent », c’est à dire retiennent contre toi tes anciennes paroles, ce verbe, tel qu’il est utilisé ici, est toujours associé à l’idée d’une faute passée. Deux interprétations sont possibles :
1 - Dès que tu ouvres la bouche, même pour ne rien dire, ils (les personnes qui t’écoutent parler) se souviennent bien que naguère tu parlas de Staline, ils te soupçonnent d’être capable d’en parler encore, et tes paroles leur font peur car le risque est trop grand. Ils retiennent contre toi (tu = Mandelstam) = censure active.
2 - Toute personne qui commence à parler, même pour dire quelque chose qui n’a pas d’importance, a peur de commettre un impair et se sent coupable de, peut-être, donner l’impression de parler du « montagnard du Kremlin ». On se demande si on est coupable (Tournure impersonnelle) = autocensure.
Certains traducteurs font des mots eux-mêmes les censeurs qui rappellent l’existence de Staline (Henri Abril), ou pire quelque part, qui parlent de Staline (François Kérel). Il ne peut s’agir que d’un contresens : on ne parle surtout pas de Staline ! Le rappel de Staline est complètement sous-entendu car, chacun pouvant se révéler un dénonciateur pour l’autre, les interlocuteurs surveillent les propos tenus par autrui (et se surveillent eux-mêmes). L’idée que je préfère faire ressortir, la plus logique au fond, est que la 3ème personne du pluriel dans « ils rappellent » désigne tout interlocuteur qui entend ou prononce les moindres paroles. Je pourrais rendre cette idée par une tournure impersonnelle.
Venons-en à l’expression qui désigne Staline : кремлёвского горца (Kriemliovskavo gortsa). Le montagnard (du Kremlin) fait référence aux origines géorgiennes de Staline, qui venait du Caucase, et donc de la montagne. Notons que le terme russe utilisé, гориц (Gorits’), désigne par défaut le montagnard du Caucase (il existe d’autres mots pour parler des montagnards en général). C'est Mikhaïl Lermontov, qui fit son service militaire dans le Caucase et fut fort inspiré par cette expérience (au point qu’on l’a appelé le poète du Caucase), qui a utilisé partout ce terme pour désigner les habitants de la région. Le terme est depuis resté associé à cette acception, et c’est automatiquement ce sens de "habitant du Caucase" qui est entendu dans cette expression. Or, en français on ne peut dire « le caucasien », sans rappeler les descriptifs policiers (où caucasien=blanc), donc à éviter… on doit maintenir ce « montagnard » étrange.
Proposition :
et il suffit d’un propos des plus anodins
pour qu'on vous rappelle le montagnard du Kremlin
[J’en profite pour noter que Mandelstam montrait une certaine obsession à rappeler les origines géorgiennes de Staline : il le fait deux fois dans ce poème et on trouve différentes allusions ailleurs dans sa poésie. Une insistance qui pose question. Mais mettons les pieds dans le plat : pourrait-ce être l’expression d’un racisme grand-russe, culturellement très répandu (nonobstant son origine juive et sachant qu’il a dû se faire baptiser pour accéder à l’université, en raison du trop petit nombre de places ouvertes aux Juifs) ?
D’un autre côté, on sait qu’il voue au Caucase une fascination poétique, au point qu’il en fait le berceau d’un nouvel hellénisme. Placerait-il ironiquement Staline dans la filiation des dieux antiques, comme il a tendance à le faire dans son « Ode à Staline » (1937, voir dans la 3ème partie de cette traduction commentée) ?
On peut aussi faire l’hypothèse qu’il insiste sur les origines géorgiennes de Staline précisément parce que celui-ci a trahi la Géorgie, en forçant le pays à intégrer la politique grand-russe d’une fusion avec l’union soviétique (cf. l’affaire géorgienne, 1922-23).
Il est même possible que ces trois explications ne s’excluent pas l’une l’autre, et convergent au contraire.]
Его толстые пальцы, как черви, жирны,
А слова, как пудовые гири, верны,
Traduction littérale : |
Traduction d’Henri Deluy |
Ses doigts sont épais, comme des vers, gras Et ses paroles, comme des poids d’un poud, infaillibles. |
Les doigts sont des vers, gras et bouffis ; |
Traduction de Henri Abril (Circé) |
Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana) |
Ses doigts, comme des vers, sont très gras et épais, Et ses mots de cent pouds ne vous ratent jamais, |
Ses doigts sont gras comme des vers de terre, Ses mots infaillibles comme des poids d’un pound. |
Le premier vers comporte des mots peu ambivalents, avec un contexte d’utilisation transparent qui n’invite à aucun sous-entendu, j’opte pour une traduction littérale. Notons juste que la comparaison avec les vers est souvent utilisée dans la littérature pour donner une image repoussante d’une personne.
1933 : une rencontre entre Staline et la délégation des travailleurs d'un kolkhose
La structure de ce distique est parallèle, avec une comparaison qui intervient au milieu de chaque vers, créant une rupture emphatique. Chaque vers se termine par un adjectif de deux syllabes. Je voudrais essayer de conserver ce parallélisme de construction.
Je veux aussi conserver la notion de poids comme unités de mesure de l’expression « пудовые гири (Poudovyé Guiri), littéralement des poids de la valeur d’un poud (soit 16,38 kg). Ces poids font foi sur la balance, on ne peut les contester.
Notons au passage la polysémie de l’adjectif верны (Vierny) « incontestable » qui signifie le plus souvent « fidèle », mais aussi « juste », ou encore « certain » (comme dans l’expression « une mort certaine »). La combinaison avec la notion de poids comme unités de mesure, tire le sens de l’adjectif vers l’infaillibilité. Mais on ne peut s’empêcher de lire de manière subliminale, l’équivalent russe de l’expression tenir parole : « ses mots sont fidèles ». En effet, sont présents dans le même vers : « слова » (slova, les mots) et « верны » (Vierny, cette fois dans le sens de ‘fidèles’). Ce qui laisse entendre à demi-mot que la parole de Staline a un pouvoir exécutoire.
Proposition :
Épais ses doigts, comme des vers gras
Infaillibles, ses paroles, comme des poids
Suite de la traduction commentée ICI