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Faut-il snober le snob ?


Le snob aime paraître éclectique . Il ne prend pas grand chose au sérieux. D'ailleurs le snob préfère concentrer toute son intelligence sur des conneries plutôt que de mobiliser toute sa connerie sur des choses intelligentes. Sa patience a des limites... mais il ne faut pas exagérer. Il ne connaît aucune blague belge. Il est extrêmement prétentieux.
Bref, le snob est coupable.
19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 23:30
Traduire « L’épigramme contre Staline », d’Ossip Mandelstam (1933)

 

TRAVAUX PRATIQUES

TROISIÈME PARTIE DE LA TRADUCTION COMMENTÉE


 

"Celui qui a soulevé les douloureuses paupières du siècle, —
Deux grosses pommes dormantes —
Entendra à jamais hurler les torrents
Des temps mensongers et sourds. "
(Ossip Mandelstam)

[Tableau d'Isaak Brodsky]

 

 

Présentation du poème et traduction complète

PREMIÈRE PARTIE de la traduction commentée

DEUXIÈME PARTIE de la traduction commentée


 

 

А вокруг него сброд тонкошеих вождей,
Он играет услугами полулюдей.


 

Traduction littérale :

Traduction d’Henri Deluy

Et autour de lui toute une racaille de leaders aux cous grêles,

Lui s’amuse des services de ces demi-hommes

Tout autour, les nuques fragiles des petits chefs ; 
Lui, il se joue de leurs misérables courbettes ; 

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard)

L’entoure une racaille de chefs aux cous frêles,

sous-hommes dont il use comme de jouets.

Les chefs grouillent autour de lui – la nuque frêle.

Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.


 

сброд вождей (Sbrod Vajdiéï) « la racaille des leaders » désigne tous les collaborateurs de Staline, membres du politburo, gouverneurs… un terme méprisant et très péjoratif qui rappelle leur passé de délinquant (ainsi que celui de Staline, par homme de main interposé !).

 

Les тонкошеих (Tonkachéikh), les « minces de cou », caractérisent des hommes dans l’idée qu’ils ne sont pas assez virils, ou encore adolescents, par rapport à Staline qui les domine. L’expression littérale ne rend rien en français, mais on peut solliciter l’idée des épaules « trop étroites » pour endosser des responsabilités.

 

Он играет (On Igraïét), il joue, s’amuse. Anecdote dont Mandelstam a pu avoir connaissance et à laquelle il pensait peut-être en écrivant ces vers : des témoins ont rapporté que, dans les années 1930, lorsque Staline demandait à Khrouchtchev de danser (dans quelles circonstances? lorsqu’il le conviait pour des rencontres informelles dans sa datcha ?), celui-ci n’hésitait pas à exécuter une danse ukrainienne, ce qui amusait beaucoup le premier secrétaire du Parti.

 

Cependant, rendre l’expression de полулюдей (Polou-lioudiéï), demi-personnes, homoncules, par « sous-hommes » (Henri Abril, Jean-Claude Schneider) me semble sur-traduit : on ne leur dénie pas leur humanité, seulement leur caractère d’autorité. Mon choix se porte sur l’expression un peu triviale de « demi-portions », qui est péjoratif mais pas déshumanisant, pour rendre cette idée de manque de virilité (apparemment une autre obsession de Mandelstam).


 

Proposition :

Autour de lui des racailles sans épaules s’établissent,

Demi-portions dont il joue et emploie les services,


 


 


 

Кто свистит, кто мяучит, кто хнычет,
Он один лишь бабачит и тычет,


 

Traduction littérale :

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

qui siffle, qui miaule, qui pleurniche,

lui seul seulement ordonne et pointe du doigt

Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,

lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.

Traduction d’Henri Deluy

Traduction d'Élisabeth Mouradian et Serge Venturini (Wikipédia)

L’un siffle, l’autre miaule, un autre encore pleurniche ; 
Seul, il exige et, seul, il décrète ; 

L’un siffle, l’autre miaule, un autre gémit,
Il n’y a que lui qui désigne et punit.


 

De ces deux vers le premier adopte un rythme ternaire qu’il est facile de conserver.

 

Dans le deuxième, le verbe бабачит (babatch’it) est un néologisme à structure populaire (avec dédoublement de syllabe), expression un peu relâchée parfois traduite par « tutoyer », dans l’idée de donner brutalement des ordres à des inférieurs, comme un maître envers ses serviteurs.

 

Тычет (Tytchiet’) peut signifier qu’il pointe, met le doigt sur quelque chose, ou met le point final (décide). Il peut aussi avoir le sens de : tutoyer tout le monde en supérieur (Ты = tu), là où il faudrait vouvoyer.

 

Он один лишь (On adin’ lich’), lui seul seulement : on note l’insistance sur le pouvoir exclusif de Staline. L’opposition avec les petits chefs est aisée à mettre en valeur : utiliser un pronom démonstratif dépersonnalisant pour caractériser les actions vaines des collaborateurs de Staline, et un pronom personnel sujet le concernant. Je marque l’insistance en redoublant la marque d’exclusivité.


 

Proposition :

Ça siffle, ça miaule ou ça ronchonne,

Mais lui seul tutoie et lui seul ordonne.


 


 

Как подкову, кует за указом указ:

Кому в пах, кому в лоб, кому в бровь, кому в глаз.


 

Traduction littérale :

Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard)

Comme un fer à cheval, il forge décret par décret ;

à qui dans l’aine, à qui au front, à qui au sourcil, à qui dans l’œil

Il forge des chaînes, décret après décret…

Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.

Traduction d’Henri Deluy

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

Comme des fers, il forge oukase sur oukase, 
Il vise les parties, la tête, les sourcils, 

Il forge, comme un fer à cheval, ses oukases -

frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.


 

Nous retrouvons Staline en forgeron des campagnes russes, forgeant l’emblématique fer à cheval. « Forger comme un fer à cheval », c’est à dire rapidement, à la chaîne, sans finasser. Il promulgue donc décret sur décret et, sous-entendu, il les lance, car au vers suivant on a une énumération des cibles sur lesquelles il exerce son adresse.

 

Joseph Staline jouant au gorodki, un jeu d'adresse traditionnel.

 

Staline lance ses fers в пах (v’ pakh) : « à l’aine », un euphémisme pour parler de l’entre-jambes, des « parties », et в лоб (v’ lob) : « au front », une image du travail intellectuel ou artistique. в бровь (v’ brof’) dans le sourcil et в глаз (v glas’) dans l’œil. Les quatre destinations sont chaque fois précédées de la déclinaison du pronom Kto, qui/quelqu'un, en Кому (kamou), à qui/à quelqu'un, qui suggère que chacun est brutalement atteint par ces nouvelles règles. Le rythme particulier du deuxième vers, qui présente une accumulation d’expressions au rythme ternaire, séparées par des virgules, est assez marqué et correspond visiblement à un choix stylistique.

 

Cependant en russe, l’expression « atteindre l’œil et le sourcil » est idiomatique et signifie que l’on vise avec une grande précision, l’équivalent de ’pile dans le mille !’ en français, si vous voulez. J’hésite donc à traduire littéralement cette partie du vers, même si elle participe au rythme dans le texte original, sous peine de perdre cette idée importante.


 

Proposition :

Il forge, comme fers à cheval, décret sur décret,

Au bas-ventre ou au front : il sait si bien viser


 


 


 

Что ни казнь у него - то малина
И широкая грудь осетина.


 

Traduction littérale :

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

S’il n’y a pas de mise à mort (sanction), pour lui c’est framboise

et large torse d’Ossète

Toute mise à mort est pour lui délectation

et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. »

Traduction d’Henri Deluy

Traduction d'Élisabeth Mouradian et Serge Venturini (Wikipédia)

Tout supplice est un régal, une framboise, 
Pour sa lourde poitrine d’Ossète.

Pour lui, ce qui n’est pas une exécution, est une fête.
Ainsi comme elle est large la poitrine de l’Ossète.


 


 

La tournure logique Что ни… - то… (Chto ni… to…) peut se traduire par une implicature logique à quantificateur universel : x(¬Ax => Bx). Pour toute chose, si elle n’est pas A alors elle est B : tout ce qui n’est pas A est forcément B.

 

малина (Malina), la framboise, a le sens figuré de chose agréable, plaisante, et, ce qui est moins connu, désigne aussi la délinquance, le crime organisé. Ce qui me ferait comprendre ce vers ainsi : si la mise à mort n’est pas obtenue légalement, alors elle le sera par le crime. S’il ne condamne pas à mort, alors il assassine. у него (ou niévo) « chez lui », quand ce n’est pas une mise à mort, c’est une action criminelle.

 

Le deuxième vers a une tournure elliptique : И широкая грудь осетина (I chirokaya groud’ assiétina) « et large torse d’ossète ») qu’il faut bien sûr adapter à la langue française. Il y a derrière cette ellipse, l’idée qu’il bombe le torse, qu’il fait le fier.

 

« Ossète » : Staline n’était pas Ossète (peuple indo-européen du Caucase), mais Géorgien – quoique l’Ossétie du sud a fait un temps partie de la Géorgie. D’après Henri Abril (un des traducteurs), le nom véritable de Staline, Djougachvili, aurait une étymologie indo-européenne. Or le géorgien n’est pas une langue indo-européenne, tandis que la langue ossète l’est. Notons qu’on trouve aussi une autre étymologie pour le nom de famille Djougachvili. Celui-ci viendrait d'un vieux mot géorgien, "dzhuga", qui signifierait "acier" (en russe "Stal").

 

On sent surtout que Mandelstam insiste sur le fait que Staline n’est pas Russe… c’est comme s’il nous disait : Staline n’est pas Russe, il est Géorgien, et encore, même pas Géorgien, Ossète… C’est une insistance bien intrigante. Il est tout aussi curieux qu’il associe la largeur de poitrine (une autre image de la virilité ?) aux origines caucasiennes de Staline. Il est vrai que l’imagerie de propagande tend à surdimensionner la largeur d’épaules de Staline, si on la compare aux photographies (en fait, tout le personnage est surdimensionné), à lui accorder une large place dans la composition des affiches à message.


 

Proposition :

Ce qui n’est pas mise à mort – est ruse de truand,

Et son poitrail d’Ossète n’en est que plus grand.


 


 

Je ne peux me priver de mentionner ce topos littéraire (et politique) courant qui consiste à s’empêcher de nommer son ennemi autrement que par des épithètes homériques (ou non), par des périphrases. Ainsi Vladimir Poutine ne prononce jamais le nom de son principal opposant, Alexeï Navalny.

 

Ce n’est pas souvent rappelé car cela entache un peu le mythe du poète en lutte contre le pouvoir oppressif, mais Mandelstam a écrit quelques années après l'épigramme, en 1937, une « ode à Staline », qui fait l’éloge hyperbolique du chef de l’Union soviétique. Elle est si exagérée, par ses images excessives si dévotes à l’esprit du genre épidictique, qu’elle en devient (involontairement ?) ironique.

 

Prenons par exemple, dans l’avant dernière strophe, l’image de Staline qui réforme l’agronomie du pays « Il sourit comme quelqu’un qui moissonne / Depuis le soc géant jusqu’aux sillons solaires » : géant tout puissant ou image de la mort ? On peut y voir de l’obséquiosité insistante… ou de l’ironie (ou les deux ensemble… Mandelstam était banni socialement depuis si longtemps et la propagande frappait si dur, qu’on pourrait le comprendre de s’être par moments mis à douter de ses propres idées).

 

L’ode semble aussi dans certains vers dénoncer, à demi-mots, le culte de la personnalité (« Je le vois sans cesse, en manteau, en casquette, sur la place prodigieuse, les yeux brillants de joie »), on peut comprendre que Staline est toujours dans les pensées de Mandelstam (sens littéral) ou alors qu’il est littéralement partout, sous la forme de son portrait de propagande.

 

Dans le vers où il dit de Staline : « Ouïe perçante, de la sourdine se défiant », on peut imaginer que derrière le compliment se dissimule une critique de la paranoïa du dictateur. Il a l’oreille fine et se méfie de ceux qui parlent tout bas (à rapprocher des vers 1 à 4 de l’Épigramme).

 

Et rien à faire, hein… dès la deuxième strophe de l’Ode, Mandelstam insiste pour appeler Staline par son nom d’origine :« Je voudrais le nommer – pas Staline : Djougachvili ». Dans le sens contextuel de la strophe, on comprend que, comme lui, Staline a été prisonnier et a connu la misère, il le reconnaît donc pour un frère, c’est pourquoi il voudrait lui donner un nom plus fraternel, plus proche, pas ce surnom de « l’homme d’acier », mais son nom de naissance géorgien. Il ne veut pas le nommer mais il le fait : il y a prétérition !

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