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Faut-il snober le snob ?


Le snob aime paraître éclectique . Il ne prend pas grand chose au sérieux. D'ailleurs le snob préfère concentrer toute son intelligence sur des conneries plutôt que de mobiliser toute sa connerie sur des choses intelligentes. Sa patience a des limites... mais il ne faut pas exagérer. Il ne connaît aucune blague belge. Il est extrêmement prétentieux.
Bref, le snob est coupable.
20 avril 2020 1 20 /04 /avril /2020 19:27

Mandelstam, par Zoom Street-art : ce portrait apparaît sur le béton lorsqu'il pleut.
 

 

 

Et si nous profitions de notre temps (un peu) libre pour faire un truc qui demande beaucoup de boulot et dont tout le monde se demandera : mais à quoi ça sert ?


 

J’entends d’ici les glapissements d’impatience...


 

Le principe est simple : en toute modestie, il s’agit de re-traduire un texte réputé dificile (après tout il n’y a pas de raison), du russe vers le français, l’Épigramme contre Staline du poète Ossip Mandelstam.

Ce célèbre poème dresse un portrait satirique de Staline sans toutefois le nommer autrement que par des périphrases comme « le montagnard du Kremlin » ou « l’Ossète » car il craignait la censure. Récité à quelques personnes, le poème fut la cause probable de la première arrestation de Mandelstam en 1934. Le titre fut ajouté par la suite.


 

Vous trouverez le contenu de cet article en cliquant sur les liens suivants (joie du nombre de caractères limités, tout ne rentrait pas sur une page) :


 


 

Pourquoi ce poème est-il maudit ?

Lisez ici la présentation du poème.


 

Comment traduire ?

Trouvez ici un peu de méthode.


 

Suivre la traduction pas à pas ?

Pistez ici la première partie, la deuxième partie et la troisième partie de la traduction commentée


 


 


 


 

Besoin d’activité ?

Activité de vacances (1) : créer le monde.

Activité de vacances (2) : écrire un hymne patriotique

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20 avril 2020 1 20 /04 /avril /2020 15:39
Avertissement : cet article est un complément méthodologique à l'activité de vacances n°3 : traduire un poème maudit

 

Présentation du poème et traduction complète

Première partie de la traduction commentée

Deuxième partie de la traduction commentée

Troisième (et dernière) partie de la traduction commentée

 

 

 

Tentons dans un premier temps de cerner les principes de base de cette activité, afin que vous puissiez à votre tour vous essayer à la traduction DIY. Mais d’abord, répondons à quelques questions qu’on pourrait se poser.

 

Le langage se plie à la pensée, comme du linge dans une valise pour un long voyage

- Tableau de Catrin Welz-Stein (+ joli visage à la Agnolo Bronzino) -
 

Pourquoi traduire ?


 

Traduire c’est trahir, comme dit l’adage. Dans l’idéal, chacun connaît de multiples langues et lit les œuvres étrangères dans le texte original (ha !ha ! oui, bien sûr*). Dans la réalité, la diffusion des œuvres a toujours dépendu de la disponibilité des traductions. Traduire, c’est permettre de diffuser. Diffuser c’est promouvoir. Pour résumer : si tu n’es pas traduit-e, tu n’existes pas.

 

De combien de rencontres on se prive en ne moissonnant que dans la littérature nationale ? personnellement, j’aurais manqué Bertolt Brecht, Toni Morrison, Richard Wright, Eschyle, Boulgakov, Jaroslav Hašek… etc., et j’en aurais été bien marrie.


 

On traduit depuis l’antiquité (je ne vous l’apprends pas), mais la traduction s’est quelque peu perfectionnée. Elle est même devenue une discipline universitaire et un champ de recherche : la traductologie.


 

* Ça me fait penser à un ancien usage, courant chez les lettrés humanistes pédants, parfaitement insupportable, qui consistait à ne traduire aucune des citations latines ou grecques qui étaient faites dans une étude.


 


 

Pourquoi traduire soi-même ?


 

Le défi d’une traduction est de parvenir à faire sentir à un lecteur ou une lectrice toute la richesse d’un texte dont il ou elle ne connaît pas ou peu la langue de l’œuvre originale.

 

L’un des exercices les plus ardus est la traduction de poèmes car, par définition, le poème est à la fois une œuvre par sa forme (son rythme, ses sonorités particulières) et par son contenu, dit et non-dit (ses images, ses jeux de mots, ses sous-entendus).

 

Analyser les effets de style et de sens se pratique couramment pour les poèmes, les pièces de théâtre, les récits, la littérature d’idées… Cependant, lorsqu’il s’agit d’un texte de la littérature étrangère : est-il pertinent de le faire sur la seule traduction du texte, dont on ignore si elle a privilégié le sens original du texte, le lexique original… ? La probabilité est forte de faire en réalité l’analyse du choix lexical d’un traducteur ou d’une traductrice* !

 

La traduction raisonnée est un art de lire et d’analyser le sens de textes en langue étrangère. Faire sa propre traduction d’un texte permet de mieux le comprendre d’un point de vue littéraire, en regardant de plus près le texte source (son sens, sa structure, ses effets) pour en proposer une interprétation sous forme de traduction. C’est un travail à la confluence de la linguistique et de la littérature.


 

*Je plaide coupable : il m’est arrivé de m’emballer à l'excès sur la traduction d’un texte de Bertolt Brecht, une phrase en particulier, avant d’avoir la curiosité de vérifier dans le texte original et de m’apercevoir, dépitée, que cette idée, qui me plaisait tant, n’existait pas dans le texte allemand !


 


 

La méthode de la traduction DIY


 

Voici un pas à pas dont vous pouvez vous inspirer.


 

On se rappellera que c’est un exercice, que l’objectif est de mieux lire et comprendre un texte littéraire, qu’on ne va pas nécessairement publier notre traduction ! La traduction est un métier très exigent, trop souvent sous-estimé, et je ne prétends en aucun cas pouvoir rivaliser avec les grand-e-s traducteur-trice-s. Faire cet exercice permet justement de se rendre compte du travail colossal qu’il y a derrière une (bonne) traduction.

 

 


 

Étape 1 : choisir le texte

 

Pour commencer, choisir un texte qu’on aime / on peut aussi prendre un texte qu’on ne connaît pas bien, l’exercice va permettre de le comprendre et l’apprécier en profondeur. On part de la langue qu’on maîtrise le moins vers la langue qu’on maîtrise le mieux (et ainsi, on fait des progrès) : exemple, du russe vers le français. Comme c’est aussi un défi personnel, j’ai choisi un poème en russe.


 

Langue russe → langue française

Texte source (poème en russe) → texte cible (traduction du poème en français)


 

« L’épigramme contre Staline », d’Ossip Mandelstam (1933)


 

Prenons, donc, un poème relativement célèbre d’Ossip Mandelstam, « les Distiques sur Staline », aussi appelé « Épigramme contre Staline », écrit en 1933.

 

Осип Мандельштам

La traduction de Robert Littell (qu’on retrouve un peu partout)

 

Мы живем, под собою не чуя страны,
Наши речи за десять шагов не слышны,


А где хватит на полразговорца,
Там припомнят кремлёвского горца.


Его толстые пальцы, как черви, жирны,
А слова, как пудовые гири, верны,


Тараканьи смеются усища,
И сияют его голенища.


 

А вокруг него сброд тонкошеих вождей,
Он играет услугами полулюдей.


Кто свистит, кто мяучит, кто хнычет,
Он один лишь бабачит и тычет,


Как подкову, кует за указом указ:

Кому в пах, кому в лоб, кому в бровь, кому в глаз.


Что ни казнь у него - то малина
И широкая грудь осетина.

Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,

À dix pas personne ne discerne nos paroles.


 

On entend seulement le montagnard du Kremlin,

Le bourreau et l'assassin de moujiks.


 

Ses doigts sont gras comme des vers,

Des mots de plomb tombent de ses lèvres.


 

Sa moustache de cafard nargue,

Et la peau de ses bottes luit.


 

Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,

Les sous-hommes zélés dont il joue.


 

Ils hennissent, miaulent, gémissent,

Lui seul tempête et désigne.


 

Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,

Qu’il jette à la tête, à l’œil, à l’aine.


 

Chaque mise à mort est une fête,

Et vaste est l’appétit de l’Ossète.


 

Voici une lecture intéressante du poème, qui permet d’entendre la musicalité de l’écriture, le rythme, le choix de la tonalité.

https://youtu.be/GLiTN1__RJA


 


 

Choisir le mot juste

(tableau de Catrin Weltz-Stein, pour un jeu de tarot)
 

 

Étape 2 : Rassembler, si on peut, toutes les traductions disponibles.

 

Pourquoi ? Parce qu’il existe des traducteurs professionnels, des lettrés qui manient plusieurs langues et qui ont déjà réfléchi à une traduction. On n’arrive pas dans un contexte neutre, il ne s’agit pas de défricher ni de nous prendre pour des pros. Partons plutôt du travail des autres et comparons les différents choix qui ont été faits.

 

Pour ce poème, il existe une dizaine de traductions en français plus ou moins accessibles. Pour compléter le dossier, ou peut aussi aller voir les traductions faites dans d’autres langues, vers l’anglais ou l’allemand par exemple.

 

L’objectif est de cerner le sens du texte par « triangulation », à la confluence de plusieurs choix de traduction. Le minimum pour faire un travail sérieux étant 3 traductions. Écartez les traductions qui se ressemblent trop, notre intérêt est d’avoir sous les yeux des choix différents.

 


 

Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard)


 


 


 


 


 

Cette traduction cherche à préserver l’aspect rythmique du poème, avec des vers plus ou moins réguliers qui parviennent le plus souvent à 12 syllabes. Les rimes sont maintenues deux à deux, comme dans le texte original.

On constate des entorses importantes par rapport au sens des mots du texte source : « on rencontre l’ombre d’un bavard » (vers 2) ; « des mots précis comme des fers » (vers 6) ; « il forge des chaînes » (vers 13) ; « sa lipe se régale » (vers 15).

 

Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,

Et l’on ne parle plus que dans un chuchotis,


 

Si jamais l’on rencontre l’ombre d’un bavard

On parle du Kremlin et du fier montagnard


 

Il a les doigts épais et gras comme des vers

Et des mots d’un quintal précis comme des fers


 

Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,

Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.


 

Les chefs grouillent autour de lui – la nuque frêle.

Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.


 

L’un siffle, un autre miaule, un autre encore geint -

Lui seul pointe l’index, lui seul tape du poing.


 

Il forge des chaînes, décret après décret…

Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.


 

De tout supplice sa lippe se régale,

le Géorgien a le torse martial.

 


 


 

 


 

Traduction d’Henri Deluy


 


 

D’une élégance littéraire plus prononcée, avec des images très parlantes, cette traduction est séduisante. Cependant, elle abandonne les rimes et le rythme régulier qui faisaient du texte source une sorte de comptine rimée très structurée.

Du point de vue du respect des mots du texte source, il n’y a pas de contre-sens ou d’invention de la part du traducteur, mais on voit ça et là des termes sous-traduits (« on se souvient aussitôt », vers 4 ; « des blocs de métal », vers 6) ou sur-traduits (« gras et bouffis », vers 5).

C’est de loin ma traduction préférée, en dépit de l’abandon de la forme rimée.

Nous vivons. Le pays sous nos pieds se dérobe. 
Nos paroles, à deux pas, deviennent inaudibles, 


Et si quelques mots sont assez pour un bref bavardage, 
On se souvient aussitôt du montagnard du Kremlin. 


Les doigts sont des vers, gras et bouffis ; 
Les mots sont précis comme des blocs de métal ; 


Ses bacchantes de cafard grossier rient 
Et les tiges de ses bottes reluisent. 


Tout autour, les nuques fragiles des petits chefs ; 
Lui, il se joue de leurs misérables courbettes ; 


L’un siffle, l’autre miaule, un autre encore pleurniche ; 
Seul, il exige et, seul, il décrète ; 


Comme des fers, il forge oukase sur oukase, 
Il vise les parties, la tête, les sourcils, 


Les yeux. Tout supplice est un régal, une framboise, 
Pour sa lourde poitrine d’Ossète.

 


 

 


 


 


 

Traduction de Henri Abril (Circé)


 


 


 

Cette traduction a les mêmes qualités et les mêmes défauts que celle de François Kérel, elle s’éloigne du sens original à plusieurs reprises (« nos paroles se sont évanouies », vers 1 ; « ils nomment », vers 4 ; « ne vous ratent jamais », vers 6),

Sous-traduit : « ses moustaches semblent rire » (vers 7)

Sur-traduit : « les sous-hommes » (vers 10)

 

Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,

À dix pas nos paroles se sont évanouies,


 

Et si quelques mots quand même se forment,

C’est le montagnard du Kremlin qu’ils nomment.


 

Ses doigts, comme des vers, sont très gras et épais,

Et ses mots de cent pouds ne vous ratent jamais,


 

Ses moustaches de cafard semblent rire,

Et brillent ses bottes de tout leur cuir.


 

Autour de lui, un tas de chefs minces de cou,

Les sous-hommes zélés dont il joue et se joue.


 

Tel siffle, tel miaule, geint ou ronchonne,

Lui seul frappe du poing, tutoie et tonne,


 

En forgeant, tels des fers à cheval, ses décrets -

En plein front et dans l’œil, au ventre, où ça lui plaît !


 

Toute mise à mort lui est une fête,

Et de bomber sa poitrine d’Ossète.


 

 


 


 

Traduction de Jean-Claude Schneider


 


 


 


 


 

C’est la traduction la plus récente, celle qui se veut la plus moderne.

On note l’abandon des rimes, mais un beau travail, appréciable, sur le rythme général.

Des défauts ponctuels de sur-traduction.


 

c’est lui, le montagnard du Kremlin, qu’on évoque,


 

Ses doigts sont gras comme des vers de terre,

ses mots infaillibles comme des poids d’un pound.


 

Parmi ses moustaches ricanent des cafards

et les tiges de ses bottes sont des miroirs.


 

L’entoure une racaille de chefs aux cous frêles,

sous-hommes dont il use comme de jouets.


 

Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,

lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.


 

Il forge, comme un fer à cheval, ses oukases -

frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.


 

Toute mise à mort est pour lui délectation

et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. »

 


 


 


 

On remarque d’une manière générale qu’un grand nombre de tournures se retrouvent d’une traduction à l’autre ; on remarque aussi qu’il semble difficile de proposer un texte-cible entièrement satisfaisant.


 


 

Étape 3 : établir une version littérale du texte


 

Comment faire ?


 

Pour « dégrossir » le travail, vous pouvez passer le texte au traducteur (du type : Google Traduction), pour obtenir une mouture qui servira de base de travail. Passez aussi au traducteur chaque groupe syntaxique, de manière indépendante, pour obtenir des résultats plus fins.


 

À présent, munissez-vous d’un bon dictionnaire bilingue.


 

Si dans les faits on se sert surtout du dictionnaire langue source/langue cible, ici un dictionnaire Russe-français, je recommande aussi d’avoir le combo inverse, ça peut être pratique.


 

Quand je dis un bon dictionnaire, je parle d’un ouvrage qui se rapproche le plus possible de ceux qui sont utilisés par les professionnel-le-s, vous y trouverez des acceptions et des tournures qui sont absentes du Google traducteur, et qui constituent la plus grande partie des occurrences dès qu’on traduit de la littérature.


 

Bien sûr, si vous avez à votre disposition un dictionnaire médiocre, ne renoncez pas ! Pensez à utiliser un dictionnaire en ligne en complément, comme Lexilogos.

 


 

Enfin, mettez-vous en contact avec un-e personne parlant la langue source, pour vérifier que vous ne faites pas fausse route. Il existe toujours des points litigieux qu’un dictionnaire, si bon soit-il, ne suffit pas à trancher. Notamment lorsqu’il s’agit de double-sens, d’ironie, de jeux de mots ou de tournures idiomatiques (dont REGORGE la poésie, vous vous en doutez).


 


 

Qu'est-ce que l'écriture ? La gardienne de la mémoire,

la confidente des rêves, la messagère des luttes

(Tableau de Catrin Weltz-Stein)


 

 

Étape 4 : Comparer, vers par vers


 

À présent que tout est prêt, on peut commencer l’activité. Progressez par petit module, ou unités syntaxiques.


 

Mettez en regard toutes les traductions dont vous disposez et comparez-les à la traduction littérale. Que remarquez-vous ? Des choix différents ont été faits.


 

Face à un texte complexe, dont la forme, autant que le contenu, compte, que doivent préserver les traductrices et traducteurs d’une œuvre ? Quelles sont leurs options ?


 

  • Choix 1 : c’est l’original (le texte source) qui prime.

a) on préserve le sens et les mots du texte d’origine.

b) on se rapproche le plus possible des effets formels présents dans le texte d’origine.


 

Malheureusement, ce n’est pas toujours possible !

Parfois des expressions qui semblent très claires dans une langue ne veulent absolument rien dire dans une autre, et/ou n’ont pas d’expression équivalente dans la langue d’arrivée… Et que dire des jeux de mots, des figures de style, des expressions à double-sens ?


 

De plus, le principe de la traduction littérale ou formelle qui reste centré sur les mots et la syntaxe originels, les privilégiant avant tout, risque de les rendre peu intelligibles dans un contexte culturel différent.


 

  • Choix 2 : c’est le résultat (le texte cible) qui prime.

a) le texte traduit doit avoir une qualité littéraire au moins aussi importante que l’original.

b) le sens doit être intelligible

c) les effets de style doivent être adaptés à la culture d’arrivée.


 

L’écueil de cette option est de ne pas assez sortir de son prisme personnel, et que le texte cible devienne une œuvre co-écrite par le traducteur ou la traductrice, qu’il ou elle plaque sa propre littérarité sur le texte en s’éloignant trop du sens et de l’esprit du texte source.


 


 

L’étape 4 consistera, vous l’avez compris je pense, à ranger les traductions entre ces différentes écoles, justement, et à proposer votre propre interprétation en fonction de l’endroit où vous vous situez sur la ligne des choix de traduction.


 

Alors : plutôt sourcier-ère ou plutôt cibliste ?


 

Personnellement, le triple salto arrière avec trépanation me tentant assez, j’essaierai de ménager chèvre, chou et loup (avec une tendance plus cibliste quand même, car la poésie doit transmettre des émotions avant tout).


 

 


 

En guise de conclusion, quelques principes pratiques de traduction à garder à l’esprit :


 

Le sens du texte :

Un synonyme n’est pas l’équivalent exact d’un mot. On peut facilement sur-traduire, ou sous-traduire : c’est-à-dire choisir un terme trop fort ou au contraire trop faible par rapport à l’idée originale, le texte rendu ne doit pas en dire plus, ni moins, que le texte source.

Un autre risque est le contresens : faire dire au texte le contraire de ce qu’il dit ou une idée éloignée. On appellera cela les points litigieux, qu’il faudra vérifier auprès d’une personne qui parle la langue source.

Le faux-sens nous guette aussi dans les expressions qu’on croit reconnaître et qui n’ont rien d’équivalent d’une langue à l’autre (les faux-amis de nos cours de langue !)


 

La fidélité :

En traduction, il faut en faire le deuil (tout en cherchant à l’atteindre quand même, non mais oh)

Depuis longtemps on se demande si on peut réellement traduire une langue (et l’univers culturel complexe dont elle est le véhicule intellectuel) vers une autre. Transvaser du contenu informatif, oui, mais rendre perceptible l’énergie et la force d’une langue ? Il semble impossible de se conformer à la pluralité d’exigences contradictoires qu’exigerait la fidélité idéale au texte original :

« Entre la littéralité et le sens, entre le sens sensible et le sens intelligible, entre la parole et la langue, entre l’image acoustique et le concept, entre la langue-source et la langue-cible, entre le dit et l’écrit, l’épreuve du traducteur est de ne jamais pouvoir choisir un principe sans le transgresser dans la minute qui suit. » (Robert Davreu).

C’est pourquoi sans doute on doit accepter des « pertes » et des « insuffisances » dans chaque traduction.


 

Le style :

Le texte source a son propre style, ses qualités et ses défauts qu’il faut tenter de préserver dans le texte cible. On n’améliore pas la qualité littéraire d’un texte médiocre, ni l’inverse évidemment. S’il est grandiloquent et ampoulé, n’allons pas le rendre subtil et délicat. C’est d’autant plus vrai pour un poème dont le style est, à part égale avec le sens, ce qui fait l’intérêt du texte.


 

Les équivalences :

Certaines expressions sont idiomatiques dans la langue source, elles disent une idée différente des mots qui sont employés pour l’exprimer. Toute traduction littérale de ces expressions les rendra incompréhensibles. On a alors le choix : passer à côté du sens de l’expression en préservant la joliesse et la force de l’expression imagée, ou chercher un équivalent du sens global dans la langue cible.

Par exemple, l’expression russe « Спать без задних ног » se traduirait mot à mot « dormir sans pattes arrière », mais a le sens de « dormir à poings fermés ». Une traduction littérale serait assez étrange, en plus de n’avoir aucun sens, et non-pertinente car la phrase dans la langue d’origine n’est pas drôle et veut dire quelque chose de précis.

Les jeux de mots, les figures de style reposant sur le double-sens des mots, par exemple, sont parmi les plus difficiles à rendre en traduction.


 

Les unités de traduction :

Quelle unité de langue considère-t-on quand on traduit ? chaque phrase ? Chaque mot ? Chaque unité syntaxique ? La construction grammaticale n’est pas toujours équivalente d’une langue à l’autre, nécessitant de passer par des formules plus synthétiques, ou plus développées qui alourdissent le texte (et risquent de compromettre le style). Doit-on absolument traduire dans l’ordre ? Peut-on intervertir deux vers pour des questions de syntaxe ?


 

Les choix et les décisions :

C’est là le travail de traductologie le plus littéraire, pile dans les théories de la réception ; on est conscient qu’en choisissant un mot et une expression plutôt qu’une autre, on donne une direction de sens (et donc d’interprétation) au texte, en excluant de facto les autres interprétations. C’est pourquoi il faut vraiment connaître en détails le contexte de l’œuvre source pour interpréter le plus correctement possible le sens des phrases et du discours global. On est comme un-e historien-ne face à une source qu’on doit analyser. Seul le bagage de connaissances globales et approfondies de l’époque, des mentalités, de la personnalité de l’auteur ou de l’autrice, peut permettre une lecture éclairée.

On en revient au point le plus important : en définitive, la traduction est une lecture du texte qui est proposée par quelqu’un qui lit et qui fait le texte en le traduisant. Celle-ci ne peut pas être fantaisiste, elle doit reposer sur des choix rigoureux, justifiés ou en tout cas argumentés.


 

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19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 23:40
« L’épigramme contre Staline », d’Ossip Mandelstam (1933)

 

TRAVAUX PRATIQUES

PREMIÈRE PARTIE DE LA TRADUCTION COMMENTÉE

 

 

Traduction DIY pas à pas 1/3


 

Faire sa propre traduction d’un texte permet avant tout de mieux le comprendre d’un point de vue littéraire, c’est un travail à la confluence de la linguistique et de la littérature.

Voici un pas à pas réalisé par mes soins. C’est une traduction commentée où j’explique le sens du texte, vous livre mes réflexions, mes hésitations et enfin le fruit de mes choix. Comme c’est aussi un défi personnel, j’ai choisi un poème en russe très difficile à traduire : "l'Épigramme contre Staline" d'Ossip Mandelstam.

 

Présentation du poème et traduction finale.


 

Comment faire ?

Vous trouverez les informations concernant le nécessaire ainsi qu'un aperçu des principes de base d'une traduction ICI.

 

On se rappellera que c’est un exercice dont l’objectif est de mieux lire et comprendre un texte littéraire, qu’on ne va pas nécessairement publier notre traduction ! La traduction est un métier très exigent, trop souvent sous-estimé, et je ne prétends en aucun cas pouvoir rivaliser avec les grand-e-s traducteur-trice-s. Faire cet exercice permet justement de se rendre compte du travail colossal qu’il y a derrière une (bonne) traduction.

 


 

On se souvient aussitôt du montagnard du Kremlin

 

 

Мы живем, под собою не чуя страны,
Наши речи за десять шагов не слышны,


 

Traduction littérale :

Traduction d’Henri Abril (Circé)

Nous vivons, en-dessous (de nous) nous ne sentons pas le pays

Nos discours à dix pas ne sont pas audibles

Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,

À dix pas nos paroles se sont évanouies,

Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard)

Traduction d’Henri Deluy

Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,

Et l’on ne parle plus que dans un chuchotis,

Nous vivons. Le pays sous nos pieds se dérobe. 
Nos paroles, à deux pas, deviennent inaudibles, 


 

Dans cette première phrase, on bute sur une difficulté majeure. L’expression « ne pas sentir la terre au-dessous de nous (sous-entendu sous ses pieds) » signifie en russe qu’on ressent une menace, qu’on se méfie et qu’on cherche à se rendre invisible : à ne plus toucher terre. Mandelstam fait en outre un jeu de mots à partir de l’expression, en remplaçant « terre »(землю, ziémliou) par « pays » (страны, ctrany), ce qui donne une dimension politique à la métaphore = On vit en se méfiant, le pays est devenu une menace. Traduire cette expression mot à mot la rend incompréhensible, ou invite à faire une interprétation erronée, puisque l’expression « ne plus toucher terre » existe en français et signifie tout autre chose (=ne plus ressentir la réalité).

 

D’ailleurs, le verbe Чуять (Tchouiat’), signifie « sentir » dans le sens de flairer ou de pressentir (avoir un pressentiment). Ici il faut plutôt faire ressortir l’idée que l’on ne connaît pas (ou plus) notre environnement, qu’il faut marcher prudemment. [Il existe par ailleurs l’expression Сквозь землю провалиться (Ckvoz’ ziémliou pravalitsia) « passer à travers la terre », qui signifie disparaître sans laisser de traces.]

 

Maintenir la virgule après Мы живëм [(My jyviom), nous vivons], pause séparant deux propositions juxtaposées, est un choix que font peu de traducteurs (Henri Deluy est un des rares à le faire). Je la trouve néanmoins essentielle au rythme prosodique de ces premiers vers puisqu’il faut marquer un petit arrêt à l’oral. Pour ce qui est du sens, ce détachement met en relief ces mots simples en apparence (nous vivons), les colorant d’une nuance de doute déterminante (vivons-nous vraiment ?)*.

 

À cette période on craint les dénonciations des passants, des voisins, et même de ses propres enfants. Ce qui explique qu’on parle très doucement, pour que nos propos ne soient pas entendus à dix pas. Pour ce deuxième vers, j’opte pour une traduction littérale mais remue légèrement l’ordre des groupes syntaxiques de la phrase.


 

* Faites le test : dans Google, tapez les mots « Мы живëм » et laissez le moteur de recherche suggérer la suite. Tout de suite après le vers de Mandelstam, on obtient : « мы живем в матрице », nous vivons dans la Matrice (#Matrix). La nuance de doute est toujours là…


 

Proposition :

Nous vivons, suspendus, nous méfiant du pays,

À dix pas nul n’entend nos paroles assourdies


 


 

А где хватит на полразговорца,
Там припомнят кремлёвского горца.


 

Traduction littérale :

Traduction de François Kérel (poésie / Gallimard)

Et où suffit une moitié de conversation

Là ils se rappellent du Kremlin le montagnard

Si jamais l’on rencontre l’ombre d’un bavard

On parle du Kremlin et du fier montagnard

Traduction de Henri Abril (Circé)

Traduction d’Henri Deluy

Et si quelques mots quand même se forment,

C’est le montagnard du Kremlin qu’ils nomment.

Et si quelques mots sont assez pour un bref bavardage, 
On se souvient aussitôt du montagnard du Kremlin. 


 

Le sens général est que : partout où l’on parle, et quoiqu’on dise, il faut tenir compte de celui qui vient de la montagne et qui vit au Kremlin, une manière indirecte, périphrastique mais complètement évidente, de désigner Staline.

 

Les полразговорца (Po’lrazgavortsa) « moitiés de propos » ne peuvent pas être traduites par « demi-mot », qui a un sens précis en français, synonyme de sous-entendu, qui laisserait penser qu’il s’agit de critiques non exprimées. Il s’agit plutôt de paroles de peu d’importance, qui ne contiennent justement rien de spécial, des propos anodins ou de « menus propos », avec une nuance péjorative.

 

Un lien logique fort unit les deux vers du distique. Littéralement : А где (a gdiè) et là où il n’y a même pas la moitié d’une conversation… Там (Tam) là ils se souviennent...

 

припомнят (pripomniat) : « Ils se rappellent », c’est à dire retiennent contre toi tes anciennes paroles, ce verbe, tel qu’il est utilisé ici, est toujours associé à l’idée d’une faute passée. Deux interprétations sont possibles :

 

1 - Dès que tu ouvres la bouche, même pour ne rien dire, ils (les personnes qui t’écoutent parler) se souviennent bien que naguère tu parlas de Staline, ils te soupçonnent d’être capable d’en parler encore, et tes paroles leur font peur car le risque est trop grand. Ils retiennent contre toi (tu = Mandelstam) = censure active.

 

2 - Toute personne qui commence à parler, même pour dire quelque chose qui n’a pas d’importance, a peur de commettre un impair et se sent coupable de, peut-être, donner l’impression de parler du « montagnard du Kremlin ». On se demande si on est coupable (Tournure impersonnelle) = autocensure.

 

Certains traducteurs font des mots eux-mêmes les censeurs qui rappellent l’existence de Staline (Henri Abril), ou pire quelque part, qui parlent de Staline (François Kérel). Il ne peut s’agir que d’un contresens : on ne parle surtout pas de Staline ! Le rappel de Staline est complètement sous-entendu car, chacun pouvant se révéler un dénonciateur pour l’autre, les interlocuteurs surveillent les propos tenus par autrui (et se surveillent eux-mêmes). L’idée que je préfère faire ressortir, la plus logique au fond, est que la 3ème personne du pluriel dans « ils rappellent » désigne tout interlocuteur qui entend ou prononce les moindres paroles. Je pourrais rendre cette idée par une tournure impersonnelle.

 

 

 

Venons-en à l’expression qui désigne Staline : кремлёвского горца (Kriemliovskavo gortsa). Le montagnard (du Kremlin) fait référence aux origines géorgiennes de Staline, qui venait du Caucase, et donc de la montagne. Notons que le terme russe utilisé, гориц (Gorits’), désigne par défaut le montagnard du Caucase (il existe d’autres mots pour parler des montagnards en général). C'est Mikhaïl Lermontov, qui fit son service militaire dans le Caucase et fut fort inspiré par cette expérience (au point qu’on l’a appelé le poète du Caucase), qui a utilisé partout ce terme pour désigner les habitants de la région. Le terme est depuis resté associé à cette acception, et c’est automatiquement ce sens de "habitant du Caucase" qui est entendu dans cette expression. Or, en français on ne peut dire « le caucasien », sans rappeler les descriptifs policiers (où caucasien=blanc), donc à éviter… on doit maintenir ce « montagnard » étrange.


 

Proposition :

et il suffit d’un propos des plus anodins

pour qu'on vous rappelle le montagnard du Kremlin


 

[J’en profite pour noter que Mandelstam montrait une certaine obsession à rappeler les origines géorgiennes de Staline : il le fait deux fois dans ce poème et on trouve différentes allusions ailleurs dans sa poésie. Une insistance qui pose question. Mais mettons les pieds dans le plat : pourrait-ce être l’expression d’un racisme grand-russe, culturellement très répandu (nonobstant son origine juive et sachant qu’il a dû se faire baptiser pour accéder à l’université, en raison du trop petit nombre de places ouvertes aux Juifs) ?

 

D’un autre côté, on sait qu’il voue au Caucase une fascination poétique, au point qu’il en fait le berceau d’un nouvel hellénisme. Placerait-il ironiquement Staline dans la filiation des dieux antiques, comme il a tendance à le faire dans son « Ode à Staline » (1937, voir dans la 3ème partie de cette traduction commentée) ?

 

On peut aussi faire l’hypothèse qu’il insiste sur les origines géorgiennes de Staline précisément parce que celui-ci a trahi la Géorgie, en forçant le pays à intégrer la politique grand-russe d’une fusion avec l’union soviétique (cf. l’affaire géorgienne, 1922-23).

 

Il est même possible que ces trois explications ne s’excluent pas l’une l’autre, et convergent au contraire.]


 

 


 

Его толстые пальцы, как черви, жирны,
А слова, как пудовые гири, верны,


 

Traduction littérale :

Traduction d’Henri Deluy

Ses doigts sont épais, comme des vers, gras

Et ses paroles, comme des poids d’un poud, infaillibles.

Les doigts sont des vers, gras et bouffis ; 
Les mots sont précis comme des blocs de métal ; 

Traduction de Henri Abril (Circé)

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

Ses doigts, comme des vers, sont très gras et épais,

Et ses mots de cent pouds ne vous ratent jamais,

Ses doigts sont gras comme des vers de terre,

Ses mots infaillibles comme des poids d’un pound.


 

Le premier vers comporte des mots peu ambivalents, avec un contexte d’utilisation transparent qui n’invite à aucun sous-entendu, j’opte pour une traduction littérale. Notons juste que la comparaison avec les vers est souvent utilisée dans la littérature pour donner une image repoussante d’une personne.

 

 

1933 : une rencontre entre Staline et la délégation des travailleurs d'un kolkhose

 

 

La structure de ce distique est parallèle, avec une comparaison qui intervient au milieu de chaque vers, créant une rupture emphatique. Chaque vers se termine par un adjectif de deux syllabes. Je voudrais essayer de conserver ce parallélisme de construction.

 

Je veux aussi conserver la notion de poids comme unités de mesure de l’expression « пудовые гири (Poudovyé Guiri), littéralement des poids de la valeur d’un poud (soit 16,38 kg). Ces poids font foi sur la balance, on ne peut les contester.

 

Notons au passage la polysémie de l’adjectif верны (Vierny) « incontestable » qui signifie le plus souvent « fidèle », mais aussi « juste », ou encore « certain » (comme dans l’expression « une mort certaine »). La combinaison avec la notion de poids comme unités de mesure, tire le sens de l’adjectif vers l’infaillibilité. Mais on ne peut s’empêcher de lire de manière subliminale, l’équivalent russe de l’expression tenir parole : « ses mots sont fidèles ». En effet, sont présents dans le même vers : « слова » (slova, les mots) et « верны » (Vierny, cette fois dans le sens de ‘fidèles’). Ce qui laisse entendre à demi-mot que la parole de Staline a un pouvoir exécutoire.


 

Proposition :

Épais ses doigts, comme des vers gras

Infaillibles, ses paroles, comme des poids


 

Suite de la traduction commentée ICI

Traduction complète ICI

 

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19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 23:35

 

 

 

« L’épigramme contre Staline », d’Ossip Mandelstam (1933)

TRAVAUX PRATIQUES

DEUXIÈME PARTIE DE LA TRADUCTION COMMENTÉE

 

Présentation du poème et traduction complète

Première partie de la traduction commentée

 

Traduction DIY pas à pas 2/3

 

 

 

(Eго) Тараканьи смеются усища
И сияют его голенища.


 

Traduction littérale :

Traduction d’Henri Deluy

(il a) du cafard, elles rient, les grosses moustaches

et brillent ses tiges de bottes

Ses bacchantes de cafard grossier rient 
Et les tiges de ses bottes reluisent. 

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

Traduction de Henri Abril (Circé)

Parmi ses moustaches ricanent des cafards

et les tiges de ses bottes sont des miroirs.

Ses moustaches de cafard semblent rire,

Et brillent ses bottes de tout leur cuir.


 

Le portrait dépréciatif de Staline se poursuit avec, après les asticots, la métaphore très péjorative du cafard, « Таракан » (Tarakan’).

 

Le portrait un peu fantastique tient beaucoup de la comptine faussement naïve ou du conte rimé pour enfants. On reconnaît bien là une des constantes du petit conte rimé, pour décrire un personnage en quelques détails remarquables : les doigts, la moustache et les bottes.

 

Dans les années 1920, Mandelstam s’est d’ailleurs consacré à la traduction et à l’écriture d’œuvres de littérature pour la jeunesse.

 

 

Couverture du livre de Korneï TCHOUKOVSKI, Le Cafard,

avec les Illustrations de Vladimir KONACHEVITCH (édition de 1935).

 

 

On pense très vite aux apologues de Kornéï Tchoukovski, notamment ce conte pour enfants en vers, écrit en 1923 dont le personnage-titre est un cafard.

 

 

En voici le résumé : les animaux d’une contrée voient arriver un jour un cafard, qui leur fait peur car l’ombre qu’il projette le grandit. Ils remarquent surtout ses moustaches terrifiantes (grosse insistance sur les moustaches) et le prennent pour un géant. Tous tremblent de peur et bientôt le cafard s’enhardit, devient leur tyran, exige les enfants des animaux pour les manger.

 

Soudain apparaît... un géant effrayant, rouge et moustachu : un ca-fard !

Un cafard, un cafard, un très-Cafard !

Il grogne, il hurle

Et remue sa moustache !

 

 

Un kangourou leur dit qu’il ne s’agit que d’un cafard et que, tous ensemble, ils peuvent le renverser, mais personne ne bouge et le kangourou est chassé par les autres animaux qui craignent des représailles. Arrive alors en volant, un moineau, qui se pose près du cafard et l’avale pour son déjeuner. C’est aussitôt la liesse générale. Le moineau est fêté par les animaux qui peuvent rire et se moquer du cafard disparu. Nous sommes en 1923. Cet apologue symbolique est un des nombreux appels à la responsabilisation des peuples face à la montée des dictatures.

 

 

Dix ans après, Mandelstam fait peut-être référence à ce petit conte, à la fois par la musique des vers, leur rythme et évidemment par son thème. Les deux écrivains se connaissaient d’ailleurs très bien.

 

 

 

Mandelstam, Tchoukovski, Livshits et Annenkov en 1914.

 

Усища (Oussychia) ne désigne pas des moustaches ordinaires, mais des moustaches immenses, superlatives. Comme elles sont associées au cafard, on peut aussi penser à ses antennes.

Le possessif est absent mais peut être sous-entendu (je l’ai restitué dans la version de travail, avec le mot « Eго » (Iévo) entre parenthèses, voir ci-dessus). Cependant je ne l’ai pas marqué dans ma traduction définitive car il était déjà bien présent dans le vers suivant.

 

Смеются (smieioutc’ia) : elles rient aux éclats, elles ricanent, elles narguent, elles se moquent. Le mot est polysémique mais sa nuance est plutôt péjorative. On ne peut se contenter du verbe rire, qui en français n’a pas cette connotation systématique, sous peine de sous-traduire l’idée.

 

Les bottes rutilantes sont bien sûr une allusion à la dimension militaire de Staline, qu’on ne voyait jamais sans ses bottes de soldat, bien entretenues. Les tiges désignent la partie montante des bottes.


 

Proposition :

Du cafard les grandes moustaches vous méprisent,

Et les tiges de ses grandes bottes reluisent.

 

Suite de la traduction commentée ICI.

 

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19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 23:30
Traduire « L’épigramme contre Staline », d’Ossip Mandelstam (1933)

 

TRAVAUX PRATIQUES

TROISIÈME PARTIE DE LA TRADUCTION COMMENTÉE


 

"Celui qui a soulevé les douloureuses paupières du siècle, —
Deux grosses pommes dormantes —
Entendra à jamais hurler les torrents
Des temps mensongers et sourds. "
(Ossip Mandelstam)

[Tableau d'Isaak Brodsky]

 

 

Présentation du poème et traduction complète

PREMIÈRE PARTIE de la traduction commentée

DEUXIÈME PARTIE de la traduction commentée


 

 

А вокруг него сброд тонкошеих вождей,
Он играет услугами полулюдей.


 

Traduction littérale :

Traduction d’Henri Deluy

Et autour de lui toute une racaille de leaders aux cous grêles,

Lui s’amuse des services de ces demi-hommes

Tout autour, les nuques fragiles des petits chefs ; 
Lui, il se joue de leurs misérables courbettes ; 

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard)

L’entoure une racaille de chefs aux cous frêles,

sous-hommes dont il use comme de jouets.

Les chefs grouillent autour de lui – la nuque frêle.

Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.


 

сброд вождей (Sbrod Vajdiéï) « la racaille des leaders » désigne tous les collaborateurs de Staline, membres du politburo, gouverneurs… un terme méprisant et très péjoratif qui rappelle leur passé de délinquant (ainsi que celui de Staline, par homme de main interposé !).

 

Les тонкошеих (Tonkachéikh), les « minces de cou », caractérisent des hommes dans l’idée qu’ils ne sont pas assez virils, ou encore adolescents, par rapport à Staline qui les domine. L’expression littérale ne rend rien en français, mais on peut solliciter l’idée des épaules « trop étroites » pour endosser des responsabilités.

 

Он играет (On Igraïét), il joue, s’amuse. Anecdote dont Mandelstam a pu avoir connaissance et à laquelle il pensait peut-être en écrivant ces vers : des témoins ont rapporté que, dans les années 1930, lorsque Staline demandait à Khrouchtchev de danser (dans quelles circonstances? lorsqu’il le conviait pour des rencontres informelles dans sa datcha ?), celui-ci n’hésitait pas à exécuter une danse ukrainienne, ce qui amusait beaucoup le premier secrétaire du Parti.

 

Cependant, rendre l’expression de полулюдей (Polou-lioudiéï), demi-personnes, homoncules, par « sous-hommes » (Henri Abril, Jean-Claude Schneider) me semble sur-traduit : on ne leur dénie pas leur humanité, seulement leur caractère d’autorité. Mon choix se porte sur l’expression un peu triviale de « demi-portions », qui est péjoratif mais pas déshumanisant, pour rendre cette idée de manque de virilité (apparemment une autre obsession de Mandelstam).


 

Proposition :

Autour de lui des racailles sans épaules s’établissent,

Demi-portions dont il joue et emploie les services,


 


 


 

Кто свистит, кто мяучит, кто хнычет,
Он один лишь бабачит и тычет,


 

Traduction littérale :

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

qui siffle, qui miaule, qui pleurniche,

lui seul seulement ordonne et pointe du doigt

Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,

lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.

Traduction d’Henri Deluy

Traduction d'Élisabeth Mouradian et Serge Venturini (Wikipédia)

L’un siffle, l’autre miaule, un autre encore pleurniche ; 
Seul, il exige et, seul, il décrète ; 

L’un siffle, l’autre miaule, un autre gémit,
Il n’y a que lui qui désigne et punit.


 

De ces deux vers le premier adopte un rythme ternaire qu’il est facile de conserver.

 

Dans le deuxième, le verbe бабачит (babatch’it) est un néologisme à structure populaire (avec dédoublement de syllabe), expression un peu relâchée parfois traduite par « tutoyer », dans l’idée de donner brutalement des ordres à des inférieurs, comme un maître envers ses serviteurs.

 

Тычет (Tytchiet’) peut signifier qu’il pointe, met le doigt sur quelque chose, ou met le point final (décide). Il peut aussi avoir le sens de : tutoyer tout le monde en supérieur (Ты = tu), là où il faudrait vouvoyer.

 

Он один лишь (On adin’ lich’), lui seul seulement : on note l’insistance sur le pouvoir exclusif de Staline. L’opposition avec les petits chefs est aisée à mettre en valeur : utiliser un pronom démonstratif dépersonnalisant pour caractériser les actions vaines des collaborateurs de Staline, et un pronom personnel sujet le concernant. Je marque l’insistance en redoublant la marque d’exclusivité.


 

Proposition :

Ça siffle, ça miaule ou ça ronchonne,

Mais lui seul tutoie et lui seul ordonne.


 


 

Как подкову, кует за указом указ:

Кому в пах, кому в лоб, кому в бровь, кому в глаз.


 

Traduction littérale :

Traduction de François Kérel (Poésie / Gallimard)

Comme un fer à cheval, il forge décret par décret ;

à qui dans l’aine, à qui au front, à qui au sourcil, à qui dans l’œil

Il forge des chaînes, décret après décret…

Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.

Traduction d’Henri Deluy

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

Comme des fers, il forge oukase sur oukase, 
Il vise les parties, la tête, les sourcils, 

Il forge, comme un fer à cheval, ses oukases -

frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.


 

Nous retrouvons Staline en forgeron des campagnes russes, forgeant l’emblématique fer à cheval. « Forger comme un fer à cheval », c’est à dire rapidement, à la chaîne, sans finasser. Il promulgue donc décret sur décret et, sous-entendu, il les lance, car au vers suivant on a une énumération des cibles sur lesquelles il exerce son adresse.

 

Joseph Staline jouant au gorodki, un jeu d'adresse traditionnel.

 

Staline lance ses fers в пах (v’ pakh) : « à l’aine », un euphémisme pour parler de l’entre-jambes, des « parties », et в лоб (v’ lob) : « au front », une image du travail intellectuel ou artistique. в бровь (v’ brof’) dans le sourcil et в глаз (v glas’) dans l’œil. Les quatre destinations sont chaque fois précédées de la déclinaison du pronom Kto, qui/quelqu'un, en Кому (kamou), à qui/à quelqu'un, qui suggère que chacun est brutalement atteint par ces nouvelles règles. Le rythme particulier du deuxième vers, qui présente une accumulation d’expressions au rythme ternaire, séparées par des virgules, est assez marqué et correspond visiblement à un choix stylistique.

 

Cependant en russe, l’expression « atteindre l’œil et le sourcil » est idiomatique et signifie que l’on vise avec une grande précision, l’équivalent de ’pile dans le mille !’ en français, si vous voulez. J’hésite donc à traduire littéralement cette partie du vers, même si elle participe au rythme dans le texte original, sous peine de perdre cette idée importante.


 

Proposition :

Il forge, comme fers à cheval, décret sur décret,

Au bas-ventre ou au front : il sait si bien viser


 


 


 

Что ни казнь у него - то малина
И широкая грудь осетина.


 

Traduction littérale :

Traduction de Jean-Claude Schneider (Le Bruit du Temps/La Dogana)

S’il n’y a pas de mise à mort (sanction), pour lui c’est framboise

et large torse d’Ossète

Toute mise à mort est pour lui délectation

et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. »

Traduction d’Henri Deluy

Traduction d'Élisabeth Mouradian et Serge Venturini (Wikipédia)

Tout supplice est un régal, une framboise, 
Pour sa lourde poitrine d’Ossète.

Pour lui, ce qui n’est pas une exécution, est une fête.
Ainsi comme elle est large la poitrine de l’Ossète.


 


 

La tournure logique Что ни… - то… (Chto ni… to…) peut se traduire par une implicature logique à quantificateur universel : x(¬Ax => Bx). Pour toute chose, si elle n’est pas A alors elle est B : tout ce qui n’est pas A est forcément B.

 

малина (Malina), la framboise, a le sens figuré de chose agréable, plaisante, et, ce qui est moins connu, désigne aussi la délinquance, le crime organisé. Ce qui me ferait comprendre ce vers ainsi : si la mise à mort n’est pas obtenue légalement, alors elle le sera par le crime. S’il ne condamne pas à mort, alors il assassine. у него (ou niévo) « chez lui », quand ce n’est pas une mise à mort, c’est une action criminelle.

 

Le deuxième vers a une tournure elliptique : И широкая грудь осетина (I chirokaya groud’ assiétina) « et large torse d’ossète ») qu’il faut bien sûr adapter à la langue française. Il y a derrière cette ellipse, l’idée qu’il bombe le torse, qu’il fait le fier.

 

« Ossète » : Staline n’était pas Ossète (peuple indo-européen du Caucase), mais Géorgien – quoique l’Ossétie du sud a fait un temps partie de la Géorgie. D’après Henri Abril (un des traducteurs), le nom véritable de Staline, Djougachvili, aurait une étymologie indo-européenne. Or le géorgien n’est pas une langue indo-européenne, tandis que la langue ossète l’est. Notons qu’on trouve aussi une autre étymologie pour le nom de famille Djougachvili. Celui-ci viendrait d'un vieux mot géorgien, "dzhuga", qui signifierait "acier" (en russe "Stal").

 

On sent surtout que Mandelstam insiste sur le fait que Staline n’est pas Russe… c’est comme s’il nous disait : Staline n’est pas Russe, il est Géorgien, et encore, même pas Géorgien, Ossète… C’est une insistance bien intrigante. Il est tout aussi curieux qu’il associe la largeur de poitrine (une autre image de la virilité ?) aux origines caucasiennes de Staline. Il est vrai que l’imagerie de propagande tend à surdimensionner la largeur d’épaules de Staline, si on la compare aux photographies (en fait, tout le personnage est surdimensionné), à lui accorder une large place dans la composition des affiches à message.


 

Proposition :

Ce qui n’est pas mise à mort – est ruse de truand,

Et son poitrail d’Ossète n’en est que plus grand.


 


 

Je ne peux me priver de mentionner ce topos littéraire (et politique) courant qui consiste à s’empêcher de nommer son ennemi autrement que par des épithètes homériques (ou non), par des périphrases. Ainsi Vladimir Poutine ne prononce jamais le nom de son principal opposant, Alexeï Navalny.

 

Ce n’est pas souvent rappelé car cela entache un peu le mythe du poète en lutte contre le pouvoir oppressif, mais Mandelstam a écrit quelques années après l'épigramme, en 1937, une « ode à Staline », qui fait l’éloge hyperbolique du chef de l’Union soviétique. Elle est si exagérée, par ses images excessives si dévotes à l’esprit du genre épidictique, qu’elle en devient (involontairement ?) ironique.

 

Prenons par exemple, dans l’avant dernière strophe, l’image de Staline qui réforme l’agronomie du pays « Il sourit comme quelqu’un qui moissonne / Depuis le soc géant jusqu’aux sillons solaires » : géant tout puissant ou image de la mort ? On peut y voir de l’obséquiosité insistante… ou de l’ironie (ou les deux ensemble… Mandelstam était banni socialement depuis si longtemps et la propagande frappait si dur, qu’on pourrait le comprendre de s’être par moments mis à douter de ses propres idées).

 

L’ode semble aussi dans certains vers dénoncer, à demi-mots, le culte de la personnalité (« Je le vois sans cesse, en manteau, en casquette, sur la place prodigieuse, les yeux brillants de joie »), on peut comprendre que Staline est toujours dans les pensées de Mandelstam (sens littéral) ou alors qu’il est littéralement partout, sous la forme de son portrait de propagande.

 

Dans le vers où il dit de Staline : « Ouïe perçante, de la sourdine se défiant », on peut imaginer que derrière le compliment se dissimule une critique de la paranoïa du dictateur. Il a l’oreille fine et se méfie de ceux qui parlent tout bas (à rapprocher des vers 1 à 4 de l’Épigramme).

 

Et rien à faire, hein… dès la deuxième strophe de l’Ode, Mandelstam insiste pour appeler Staline par son nom d’origine :« Je voudrais le nommer – pas Staline : Djougachvili ». Dans le sens contextuel de la strophe, on comprend que, comme lui, Staline a été prisonnier et a connu la misère, il le reconnaît donc pour un frère, c’est pourquoi il voudrait lui donner un nom plus fraternel, plus proche, pas ce surnom de « l’homme d’acier », mais son nom de naissance géorgien. Il ne veut pas le nommer mais il le fait : il y a prétérition !

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19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 20:23
Activité de vacances : traduire « l’épigramme contre Staline », d’Ossip Mandelstam (1933)
PRÉSENTATION DU POÈME

 

 

Dans cet article et les suivants, livrons-nous à un exercice pratique de traductologie, cette discipline universitaire qui étudie les principes de la traduction, et dont on peut résumer le champ d’action en utilisant l’expression « traduction raisonnée ».

 

L’exercice n’est pas simple, mais on peut quand même le pratiquer à un niveau amateur, en suivant quelques principes de base que nous allons passer en revue, afin que vous puissiez à votre tour vous essayer à la traduction DIY (voir ICI).

 

Mais d’abord, présentons le poème en question.

 

 

Ossip Mandelstam, photographié dans les années 1930.

 

 

 

« Je suppose que je ne devrais pas me plaindre. J'ai la chance de vivre dans un pays où la poésie compte. On tue des gens parce qu'ils en lisent, parce qu'ils en écrivent »

(Ossip Mandelstam à Anna Akhmatova et Boris Pasternak)

 

 

Le choix du poème


 

Ce poème, qui n’a en réalité pas de titre, a été rédigé en 1933 par Ossip Mandelstam. Ses huit distiques alternant douze et dix syllabes, dressent un portrait très dépréciatif de Staline, qui contrôle l’URSS depuis 1929. Il critique tous azimuts, le climat politique du pays, les réformes imposées par la brutalité, le culte du chef et l’imagerie de propagande. Ce blâme littéraire est un défi terriblement provocant, une auto-condamnation à mort dans l’atmosphère suspicieuse de l’époque.


 

Ossip Mandelstam, un poète broyé dans la machine de la répression politique

 

En 1933, Ossip Mandelstam a 42 ans, c’est un poète déjà connu, célèbre dès la publication de son premier recueil en 1913, La Pierre.

 

 

Il est né à Varsovie dans une famille juive très aisée et a passé son enfance près de Saint-Pétersbourg, entre la marginalité de la ségrégation et la volonté d’intégration à la culture russe. Il se fait baptiser pour s’inscrire à l’université de Saint-Pétersbourg (en vertu d’un numerus clausus, les jeunes Juifs ne peuvent être admis dans les universités de la Russie).

 

Membre de la "Guilde des poètes", il fréquente les écrivains de sa génération, Akhmatova, Pasternak, et d’autres.

 

 

Les années 1928-1932 sont particulièrement éprouvantes ; Staline s’empare du pouvoir après le bannissement de Trotski ; premier plan quinquennal. Collectivisation forcée. Révolte des paysans. Années de famine. Procès politiques.

 

Artistiquement, Mandelstam gagne sa vie en effectuant des traductions qui doivent aller dans le sens de l’idéologie dominante et continue de publier ses œuvres, mais il lui est difficile de se plier à cette « littérature organisée ». Souvent en conflit avec ses représentants, il devient de plus en plus suspect à leurs yeux.

 

 

En novembre 1933, Mandelstam, épuisé, désespéré par la censure de ses publications et par le climat politique général, écrit plusieurs poèmes considérés comme fatals : « le montagnard du Kremlin » (ou épigramme contre Staline), « L’appartement », « Notre sainte jeunesse », « Tatars, Ouzbeks et Nénéens ».

 

On retient le premier poème, lu à quelques amis sans être jamais publié, comme la cause plus ou moins directe de son arrestation en mai 1934 à Moscou : « la perquisition dura toute la nuit. Ils cherchaient des poèmes. On l’emmena à 7 heures du matin », écrit Anna Akhmatova dans son journal (cité dans Lettres, correspondance de Mandelstam).

 

Du 16 mai (arrestation) au 27 mai (fin de l’instruction) il subit des interrogatoires à la prison de Loubianka. Verdict : trois ans d’exil à Tcherdyne (province de Perm) avec la mention « Isoler mais préserver ». Il tente de se suicider à deux reprises. Sa femme Nadejda entreprend des démarches ainsi que ses amis les plus proches. Ses amis écrivains prennent sa défense et obtiennent un adoucissement de la peine.

 

Mi juin : la sentence est révisée. Il peut choisir son lieu de résidence durant sa relégation administrative, à l’exception de Moscou, Leningrad et d’une dizaine de grandes villes. Il choisit Voronej.

 

Il est plutôt bien accueilli au début, mais sa santé se dégrade et les portes se ferment peu à peu car on ne sait pas quelle est la position de Moscou à son sujet. Sa tentative de suicide, deux ans avant, lui avait luxé l’épaule sans que cela soit diagnostiqué et les conséquences se font sentir en mai 1936 où il se trouve dans l’incapacité totale de travailler et sans aucun revenu.

 

 

En 1937, sa relégation se termine, il revient à Moscou pensant que tout va rentrer dans l’ordre. Mais en mai 1938, quelques mois après l’exécution de Boukharine, qui l’a toujours protégé, il est de nouveau arrêté. Il est cette fois condamné pour 5 ans à la déportation dans un camp de redressement par le travail, accusé d’activités contre-révolutionnaires. Le 12 octobre, il arrive au camp de transit de Vtoraïa Retchka, près de Vladivostok. Il y meurt le 27 décembre 1938 des suites d’une « paralysie du cœur et artériosclérose », ou peut-être d’une épidémie de typhus.

 

 

Poème et traduction

 

Voici la traduction à laquelle je suis parvenue au terme de mon activité de traduction raisonnée, dont vous pouvez suivre le pas-à-pas ICI (partie 1), ICI (partie 2) et ICI (partie 3).
 

 

Осип Мандельштам

Ma traduction (avril 2020)

Мы живем, под собою не чуя страны,
Наши речи за десять шагов не слышны,


А где хватит на полразговорца,
Там припомнят кремлёвского горца.


Его толстые пальцы, как черви, жирны,
А слова, как пудовые гири, верны,


Тараканьи смеются усища,
И сияют его голенища.

 

А вокруг него сброд тонкошеих вождей,
Он играет услугами полулюдей.


Кто свистит, кто мяучит, кто хнычет,
Он один лишь бабачит и тычет,


Как подкову, кует за указом указ:

Кому в пах, кому в лоб, кому в бровь, кому в глаз.


Что ни казнь у него - то малина
И широкая грудь осетина.

Nous vivons, aux aguets, nous méfiant du pays,

À dix pas nul n’entend ce qu’on dit.

 

À peine commence-t-on à converser de rien,

Qu’on craint d’invoquer l’occupant du Kremlin.

 

Épais, ses doigts, comme des vers gras,

Infaillibles, ses paroles, comme des poids.

 

Ses moustaches de cafard s’étirent, moqueuses,

Et ses tiges de bottes sont radieuses.

 

Autour de lui dirigent des racailles sans épaules,

Nabots dont il se joue et garde le contrôle ;

 

Ça siffle, ça miaule ou ça gémit,

Le seul à tutoyer et à trancher, c’est lui !

 

Forgeant, comme fers à cheval, ses décrets à la file,

Au bas-ventre, ou au front, il vise l’œil, le sourcil !

 

Ce qui n’est pas mise à mort – est ruse de truand,

Et son poitrail d’Ossète n’en est que plus grand.

 

Je vous invite à écouter cette lecture du poème, qui permet d’entendre la musicalité de la prosodie, le rythme, le choix de la tonalité. https://youtu.be/GLiTN1__RJA

 


 

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25 mai 2019 6 25 /05 /mai /2019 19:02

(avec la participation d’Edmond Rostand, qui n’avait sans doute rien demandé).

 

 

 

A lazy youth, a lousy age* (proverbe anglais)

*Jeunesse paresseuse, vieillesse pouilleuse.

 

 

"On n'est pas sage quand on veut ; et les vieilles cervelles se démontent comme les jeunes."

(Molière, Intermède du Malade imaginaire)

[Giorgione, Les Trois âges de la vie (vers 1500-1505, Florence, Palais Pitti).]

 

 

 

 

 

 Un pastiche ! ça faisait longtemps (voir les épisodes précédents : Villon en légume déguisé et Les tripes du pélican) !

En l'honneur des cheveux blancs qui se multiplient sournoisement dans ma crinière, en voici un sans prétention du poème "le Mondain" de Voltaire, dans l'esprit de la fameuse réplique de Don Rodrigue dans le Cid de Corneille.

 

 

 

 

LE COMTE – Jeune vantard !

DON RODRIGUE – Ah ! non ! c’est un peu court, vieil homme !

On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme.

 

Admirera qui veut la sagesse éternelle

qu’on accorde aux aïeux, de façon "naturelle".

Ils se font une science du nombre de leurs ans,

De leur décrépitude et l’état de leurs dents,

 

De leur ruine, leur sénescence, leur vétusté !

Moi, je ne suis pas dupe de cette autorité

Que l’âge donnerait à ceux qui n’ont vécu

Que le cours de leur vie et n’ont rien fait de plus.

 

Qui peut croire qu’un garçon plus sot qu’une pomme,

Devienne subitement le plus sage des hommes,

Pour avoir vu creuser son visage tout lisse

De ces rides qui sont du grand âge l’indice ?

 

De bonne heure, l’esprit vif nous livre ses vertus,

De quoi en remontrer à un vieillard chenu !

Je suis jeune il est vrai, mais aux âmes bien nées,

La valeur n’attend pas le nombre des années.

 

 

 

 

* Pour mémoire, voici les premiers vers du « Mondain » de Voltaire :

Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi, je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. (...)

 

 

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22 novembre 2018 4 22 /11 /novembre /2018 11:37

Des enfants et des mouches.

(photogramme du film : La Nuit du chasseur, de Charles Laughton)

 

J’ai récemment été charmée par la chanson de Pearl qu’on peut entendre dans la Nuit du chasseur, le film de Charles Laughton sorti en 1955, qui est considéré comme un classique et, qui par ailleurs, est en tous points remarquable.

Lors de l’une des plus belles scènes du film, la plus contemplative en tous cas, les enfants désormais orphelins, ont réussi à échapper aux griffes d’amour et de haine de leur beau père. Ils dérivent au fil de l’eau dans la barque de leur père.

C’est la nuit, tout est calme sous la lumière de la lune et les étoiles. Des animaux nocturnes s'animent et les accompagnent le long des berges du Mississippi.

Une toile d’araignée magnifiée par la rosée évoque la situation périlleuse qu’ils fuient, John s’endort et Pearl, s’adressant à sa poupée, se met à chanter joliment :

 

Once upon a time

There was a pretty fly

He had a pretty wife

This pretty fly

But one night

She flew away

Flew away

 

She had two pretty children

But one night

These two pretty children

Flew away

Flew away

Into the sky

Into the moon

 

La voix fragile entonne la formule célèbre « Once upon a time » qui fait entrer dans le merveilleux, puis déploie la mélodie élégante d'une chanson aux paroles enfantines. La rivière scintille, le ciel étoilé brille exagérément, les sons et la présence bienveillante des animaux contribuent à nous dépeindre un univers onirique où la rivière et la lune protègent la fuite des enfants.

La voix cristalline est secondée par un accompagnement instrumental de bois et de carillons qui reste à l'arrière-plan. J'aime particulièrement le dernier mot haut perché, laissé en suspens après l'évocation de la lune, relayé par la ligne mélodique du hautbois (ou est-ce une clarinette?).

 

La chanson était initialement interprétée par la petite actrice Sally Jane Bruce, puis la voix a été doublée par une autre fillette, Betty Benson.

La mélodie, d'une simplicité aérienne, a été composée par Walter Schumann. C'est le thème musical des enfants*, on le reconnaît déjà par moments, au début du film.

 

 

Les paroles sont adaptées du roman éponyme de Davis Grubb, dont voici un extrait :

 

« John? Pearl whispered.
But he was beyond answering.
John?
But he was asleep. And so it was to the doll that she spoke. And since the game she and John and Daddy had been playing was finished she began another one. And in the silence of the great brooding river night she whispered to the doll Jenny a little story about a pretty fly she had seen one day in the green, sweet leaves of the grape arbor. He had a wife, this pretty fly, and one day she flew away and he was very sad. And then one night his two pretty fly children flew away, too, into the sky— into the moon. But it was a story without an end because presently she was sleeping, too. »

Davis Grubb, The Night of the Hunter, Book 3, « The River ».

 

— John ? murmura Pearl.

Mais il n'était déjà plus en état de lui répondre.

— John ?

Mais il s'était endormi. Alors, c'est à sa poupée qu'elle se mit à parler. Et comme le jeu qui les mettait en scène, son papa, John et elle, était fini, elle en commença un autre. Et dans le silence de la grande et profonde nuit fluviale, elle raconta dans un murmure à l'oreille de sa poupée Jenny, une petite histoire à propos d'une jolie mouche qu'elle avait vue un jour parmi les tendres feuilles de la tonnelle. Il avait une épouse, cet insecte, cette jolie mouche. Et un jour, elle s'est envolée. Et il en fut très triste. Alors, une nuit, les deux enfants de la jolie mouche se sont envolés, eux aussi, dans le ciel — jusqu'à la lune. Mais c'était une histoire qui n'avait pas de fin, parce que la conteuse avait fini par s'endormir aussi.

 

Voici la scène du film :

La fuite sur le fleuve dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1955).

 

* On remarquera que, dès qu'ils mettent le pied sur la terre ferme, on entend un autre thème, celui de la berceuse (« Lullabye »), interprété par une chanteuse de jazz à la voix sublime, Kitty White.

 

 

Il fait chaud ici, permettez que j'ouvre une parenthèse.

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15 novembre 2018 4 15 /11 /novembre /2018 10:31

"A broken blossom, a ruined rhyme" (Algernon Swinburne)

[dessin personnel]

 

 

 

Dans la lande dévastée, le feu a repris
— Que reste-t-il à consumer ?
Des flammes étouffées mais rougeoyantes
S’animent dans les vestiges buissonneux,
Blanchissent les silhouettes calcinées,
Comme enneigées par les racines,
Et les cendres s’envolent en flocons
vers le ciel, lui faisant un affront,
— Ciel opaque, aux nuées terribles.

 

Le feu se relève
Pantin blessé dont les multiples bras s’agitent
Le vent embrase la plaine, il joue, tout crépite
Et tout hurle
Sous les nues qui menacent de crever.

 

Le feu, le feu ne s’éteint pas.
Il couve, tapi sous la cendre grise, il attend
Une brindille vient le caresser — oh, à peine
Et il ouvre un œil brillant.
Il y a toujours une prise d’air pour alimenter sa fougue
Et le combustible semble inépuisable
Puisqu’il consume mon cœur, puis mon esprit.

 

 

Je dois réinventer ma joie à partir des cendres
Et des fragments que m’a laissé ce désastre.
Chaque morceau de chair est une relique insigne
Que je n’ose ni toucher ni jeter au loin,
Car ces dépouilles semblent briller
D’une possibilité de flamme.

 

* "Hors d'ici, démons maudits de l'enfer !", titre d'un air de Henry Purcell dans The Indian Queen, Acte II.

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10 novembre 2018 6 10 /11 /novembre /2018 07:10

Lambert Sustris, Venus et Amour (vers 1550).

 

 

 

« Nous déplorons l'interprétation scatologique que vous faites de cette œuvre éminemment respectable qui est exposée au Musée du Louvre. »

 

* Citation assumée d'une de mes transitions monty-pythonesques préférées.

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